Il est de bon ton, dans certains
milieux et chez certains « enseignants » de dire
qu’orthographe et grammaire sont inutiles à
l’expression, même écrite, et que le souci de les
enseigner et d’en exiger le respect est une
préoccupation bourgeoise, au sens que ces gens
donnent à la bourgeoisie qui représente pour eux la
classe sociale des nantis et des « intellectuels de
droite » (comme si être un intellectuel, quelqu’un
qui pense et qui réfléchit, pouvait se définir de
cette façon …). C’est la manifestation d’une double
ignorance : celle de la signification historique et
sémantique de la bourgeoisie (1), mais surtout celle
qui fait d’eux les parangons de l’attitude qu’ils
fustigent : refuser à la « masse » l’exigence d’une
expression précise, claire voire élégante est une
façon de propager non seulement l’idée d’une
infériorité cognitive de cette « masse » - ils ne
peuvent pas comprendre - mais surtout c’est priver
la majorité du peuple de son patrimoine linguistique
et imaginaire pour le réserver à une élite
auto-proclamée qui en dénature ainsi la fonction.
Réduire la langue à n’être qu’un des outils de la
communication, comme le sont les phéromones chez les
abeilles et les fourmis, le grognement défensif du
chien, le sifflement et le cancanement des oies, la
danse amoureuse des grues ou les signaux de fumée,
est une façon détournée de nier sa fonction
essentielle qui est de permettre de construire une
pensée capable d’exprimer et de partager des idées,
des sentiments et des émotions tout autant que
d’envoyer des messages, des informations factuelles
et concrètes. La langue nomme les objets qui
constituent la réalité, ou, plutôt, toutes les
réalités de l’univers humain qui ne se borne pas à
la nature tangible, visible, audible, en un mot
sensible, mais qui s’étend aussi à ce qui est
insaisissable par les sens : la pensée, la réflexion
ne sont perceptibles que par leur mise en forme
linguistique ou artistique et, si nous ne sommes pas
tous des artistes, nous sommes tous des êtres de
langage et de parole. C’est notre pratique de la
langue qui exprime et nourrit notre imaginaire,
notre faculté à concevoir des objets, images,
représentations, histoires qui s’éloignent de la
réalité sensible et appartiennent aux individus et
aux groupes qui les partagent essentiellement par la
parole. Grâce à la langue, notre imaginaire perturbe
la hiérarchie apparente des faits en accordant de
l’importance à ce qui n’en a pas forcément et
apparemment, recréant le monde selon un point de vue
qui peut être un idéal. Ainsi, plus le vocabulaire à
notre disposition est riche et varié, plus nous
pouvons dire mais surtout concevoir et créer de la
pensée, de la réflexion.
Notre réflexion se nourrit donc de deux choses
essentielles : les mots et l’expérience de la
réalité sur lesquels, comme l’indique son étymologie
(2) , elle se retourne pour les infléchir, les
courber et les recourber afin de recréer et de créer
autre chose qui convienne mieux à l’imaginaire
collectif tel que le définit le philosophe Cornélius
Castoriadis (3) quand il affirme que c’est «
l’imaginaire social » qui crée le langage commun et
les institutions de la société. Ce sont la réflexion
et l’imaginaire qui confèrent un sens à la réalité,
permettant aux hommes d’accepter tout ce qui est
injuste, horrible et incompréhensible dans leur
existence. Ce sont l’imaginaire et la réflexion qui
organisent la réalité, lui donnent une logique
acceptable et rassurante : les mythes, les légendes,
la célébrité accordée à certaines figures
attrayantes voire exemplaires sont les divers moyens
que l’humanité utilise pour supporter son
environnement hostile et les événements historiques
qu’elle peine à comprendre et à expliquer.
Priver les enfants de la richesse des mots, de la
subtilité de la langue, surtout quand, comme la
nôtre, elle s’élabore consciemment à partir de
multiples racines et influences, quand elle s’ancre
profondément dans un substrat linguistique et
historique préservé dans la forme autant que dans le
fond, c’est les priver d’imaginaire et de la
possibilité de réfléchir à leur monde, à eux-mêmes,
c’est les empêcher d’accéder à cet « imaginaire
social » qui fait qu’on peut refuser un déterminisme
absolu qui figerait l’Histoire et les individus,
sans espoir de progrès et de changement.
Appauvrir l’enseignement des lettres et des sciences
en se cantonnant à ce qui est facile et ludique,
comme c’est le cas aujourd’hui dans les programmes
de l’Éducation nationale et comme le prônent les
grands innovateurs du vide et du peu, c’est tuer par
avance toutes les sources créatrices du monde
d’aujourd’hui et de demain : il faut des mots et des
phrases précis et complexes, des textes, des récits
et des discours difficiles et exemplaires pour
stimuler l’imagination des enfants, autant que des
jeux et des activités, afin qu’à leur tour, ils
puissent « penser à côté », comme le disait Albert
Einstein, afin qu’ils puissent inventer ce que
personne d’autre ne peut imaginer. Se plaindre du
niveau catastrophique des collégiens en sciences et
surtout en mathématiques est un des symptômes les
plus graves de cet appauvrissement linguistique et
imaginaire des enfants : comment accéder à la pure
abstraction mathématique sans imagination, sans mot,
et les nombres, les chiffres, l’algèbre sont des
mots, seule forme possible de ce qui est intangible
et invisible ?
Anne-Marie CHAZAL - Professeur
certifié de lettres classiques - Membre du Bureau du
SIES
(1) Au Moyen-âge, le bourgeois est celui qui a
rejoint un bourg, une commune où chacun peut vivre
de son travail : tout serf ayant réussi à rejoindre
un bourg était libre et devenait, de fait, un
bourgeois.
(2) Réfléchir vient du latin reflectere < re-,
préfixe exprimant un retour et flectere, fléchir,
courber, ployer, détourner (en grammaire : dériver,
fléchir).
(3) Cf. Cornélius CASTORIADIS (1922-1999),
L’institution imaginaire de la société, 1975 ; Les
Carrefours du labyrinthe, 1999 ; La création
humaine, 2011